Un salarié peut il utiliser devant le conseil de prud’hommes une preuve obtenue de façon déloyale à l’insu de son employeur ?

Un salarié peut il utiliser devant le conseil de prud’hommes une preuve obtenue de façon déloyale à l’insu de son employeur ?

La question de la recevabilité des preuves obtenues de manière déloyale en matière civile suscite un intérêt grandissant, notamment à la lumière des récents arrêts de la Cour de cassation.

Jusque là, la jurisprudence française se montrait réticente à admettre de telles preuves, invoquant le respect des droits fondamentaux et le principe de loyauté dans l’administration de la preuve.

Toutefois, une évolution récente tend à nuancer cette position en autorisant, sous certaines conditions , la prise en compte d’éléments de preuve obtenus de manière déloyale par le salarié qui va subir une situation de licenciement ou de harcèlement pour prendre ces deux exemples.

De la même maniere, les employeurs ne pouvaient apporter des moyens de preuve illictes à leur dossier pour justifier le licenciement d’un salarié.

Dans cette affaire soumise à la Cour de Cassation, un responsable commercial « grands comptes » contestait son licenciement pour faute grave.

En appel, les juges avaient déclaré irrecevables les preuves apportées par l’employeur au soutien du licenciement du salarié, car ces preuves ayant été recueillies par des enregistrements clandestins lors des entretiens préalables et en avaient conclu au caractère injustifié du licenciement du salarié.

 

Ces éléments permettaient d’attester que le salarié avait expressément refusé de fournir à son employeur le suivi de son activité commerciale.

 

L’employeur a formé un pourvoi en cassation, arguant du fait « que l’enregistrement audio, même obtenu à l’insu d’un salarié, est recevable et peut être produit et utilisé en justice dès lors qu’il ne porte pas atteinte aux droits du salarié, qu’il est indispensable au droit à la preuve et à la protection des intérêts de l’employeur et qu’il a pu être discuté dans le cadre d’un procès équitable ».

 

 

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation décide désormais  que « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ». 

 

 

Le principe jusque là appliqué  d’irrecevabilité des preuves obtenues de façon déloyale

 

Historiquement, la Cour de cassation considérait que toute preuve obtenue de manière déloyale devait être écartée des débats judiciaires. Ce principe était fondé sur plusieurs considérations juridiques essentielles :

 

Respect des droits fondamentaux : Le droit à la vie privée, protégé par l’article 9 du Code civil et par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, imposait de ne pas utiliser d’éléments obtenus de manière intrusive ou frauduleuse.

 

Principe de loyauté : En matière civile, la loyauté est un principe directeur qui impose aux parties de ne pas piéger ou manipuler leur adversaire pour obtenir une preuve.

 

Exclusion systématique des preuves illicites : La jurisprudence considérait traditionnellement que toute preuve obtenue en violation des droits d’autrui devait être déclarée irrecevable.

Ces principes se sont appliqués de manière stricte, notamment dans les contentieux du travail et du droit où la protection des droits individuels est essentielle.

 

 Un revirement jurisprudentiel et  l’admission sous conditions par le juge  des preuves déloyales

 

Un tournant décisif a été pris avec l’arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 22 décembre 2023.

Dans cette décision, la Haute juridiction reconnaît la possibilité pour une partie d’utiliser une preuve obtenue de manière déloyale, sous certaines conditions.

 

Ce revirement s’inscrit dans un mouvement d’harmonisation avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui admet la recevabilité de telles preuves lorsque cela est nécessaire à l’exercice du droit à la preuve.

La Cour de cassation introduit ainsi une approche plus nuancée et pragmatique, où le juge doit effectuer une mise en balance entre le droit à la preuve et les droits fondamentaux en présence.

 

Les critères de recevabilité des preuves obtenues déloyalement

 

Pour qu’une preuve obtenue de manière déloyale puisse être admise devant le juge civil, et donc le conseil de prud’hommes  plusieurs conditions doivent être remplies :

 

Indispensabilité de la preuve : La preuve doit être essentielle pour l’exercice du droit à la preuve de la partie qui la présente. Elle doit démontrer un fait déterminant pour l’issue du litige.

 

Proportionnalité de l’atteinte : L’atteinte aux droits fondamentaux de la partie adverse doit être proportionnée au but poursuivi. Il appartient au juge d’apprécier si la violation des droits de la partie adverse est justifiée par l’importance des faits à établir.

 

Absence d’alternative probatoire : Il ne doit pas exister d’autres moyens de preuve permettant d’établir les faits en question sans recourir à une preuve obtenue de manière déloyale.

 

Ces critères imposent une analyse rigoureuse et contextuelle de chaque affaire, le juge devant mettre en balance les intérêts en présence.

 

Ainsi, même si une preuve déloyale n’est plus d’office irrecevable, les conditions requises par la Cour de cassation, y compris sa chambre sociale, pour qu’elle soit recevable sont très exigeantes : le juge doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient un tel recours.

Il doit ensuite rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié, et doit, enfin, apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi.

Conclusion

L’évolution récente de la jurisprudence marque une inflexion notable du droit de la preuve en matière civile. Si la Cour de cassation maintient le principe de loyauté, elle introduit une flexibilité permettant de garantir un accès équitable à la justice, en autorisant l’utilisation de preuves déloyales lorsque cela est indispensable  à la manifestation de la vérité et que les parties n’ont pas d’autres moyens de preuve à leur disposition.

Toutefois, cette évolution appelle à une vigilance accrue. Les justiciables et leurs avocats devront s’assurer que les conditions de recevabilité sont remplies, sous peine de voir leurs preuves écartées.

De leur côté, les juges devront veiller à ce que l’admission de ces preuves ne porte pas une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux.

Ainsi, cette nouvelle approche jurisprudentielle redessine les contours du droit de la preuve en matière civile, introduisant un équilibre subtil entre exigence de loyauté et impératifs de justice.

 

Arret du 22 décembre 2023 Cour de cassation
Pourvoi n° 20-20.648

 

 » (…) Réponse de la Cour

Vu l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 9 du code de procédure civile :

5. Suivant les principes dégagés par la Cour européenne des droits de l’homme (v. notamment CEDH, arrêt du 10 octobre 2006, L.L. c. France, n° 7508/02), la Cour de cassation a consacré, en matière civile, un droit à la preuve qui permet de déclarer recevable une preuve illicite lorsque cette preuve est indispensable au succès de la prétention de celui qui s’en prévaut et que l’atteinte portée aux droits antinomiques en présence est strictement proportionnée au but poursuivi (Com., 15 mai 2007, pourvoi n° 06-10.606, Bull. IV 2007, n° 130 ; 1re Civ., 5 avril 2012, pourvoi n° 11-14.177, Bull. I 2012, n° 85 ; Soc., 9 novembre 2016, pourvoi n° 15-10.203, Bull. V 2016, n° 209 ; Soc., 30 septembre 2020, n° 19-12.058, publié ; Soc., 25 novembre 2020, n° 17-19.523, publié ; Soc. 8 mars 2023, n° 21-17.802, 21-20.798 et 20-21.848, publiés).

6. Sur le fondement des textes susvisés et du principe de loyauté dans l’administration de la preuve, la Cour de cassation juge néanmoins qu’est irrecevable la production d’une preuve recueillie à l’insu de la personne ou obtenue par une manœuvre ou un stratagème (Ass. plén. 7 janvier 2011, n°s 09-14.316 et 09-14.667, Bull. 2011, Ass. plén. n° 1 ; 2e Civ., 9 janvier 2014, n°s 12-23.387 et 12-17.875, Com. 10 novembre 2021, n°s 20-14.669 et 20-14.670, Soc., 18 mars 2008, n° 06-40.852, Bull. 2008, V, n° 65 ; Soc., 4 juillet 2012, n° 11-30.266, Bull. 2012, V, n° 208).

7. Cette solution est fondée sur la considération que la justice doit être rendue loyalement au vu de preuves recueillies et produites d’une manière qui ne porte pas atteinte à sa dignité et à sa crédibilité.

8. L’application de cette jurisprudence peut cependant conduire à priver une partie de tout moyen de faire la preuve de ses droits.

9. La Cour européenne des droits de l’homme ne retient pas par principe l’irrecevabilité des preuves considérées comme déloyales. Elle estime que, lorsque le droit à la preuve tel que garanti par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales entre en conflit avec d’autres droits et libertés, notamment le droit au respect de la vie privée, il appartient au juge de mettre en balance les différents droits et intérêts en présence. Elle ajoute que « l’égalité des armes implique l’obligation d’offrir, dans les différends opposant des intérêts à caractère privé, à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire ». Elle souligne que ce texte implique notamment à la charge du juge l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence pour la décision à rendre (CEDH, arrêt du 13 mai 2008, N.N. et T.A. c. Belgique, req. n° 65087/01).

10. En matière pénale, la Cour de cassation considère qu’aucune disposition légale ne permet au juge répressif d’écarter les moyens de preuve produits par des particuliers au seul motif qu’ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale (v. notamment, Crim. 11 juin 2002, n° 01-85.559, Bull. crim. 2002, n° 131), le principe de loyauté de la preuve s’imposant, en revanche, aux agents de l’autorité publique (Ass. plén., 10 novembre 2017, n° 17-82.028, Bull. Ass. plén. 2017, n° 2).

11. Enfin, soulignant la difficulté de tracer une frontière claire entre les preuves déloyales et les preuves illicites, et relevant le risque que la voie pénale permette de contourner le régime plus restrictif des preuves en matière civile, une partie de la doctrine suggère un abandon du principe de l’irrecevabilité des preuves considérées comme déloyales.

12. Aussi, il y a lieu de considérer désormais que, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

13. En l’espèce, pour déclarer irrecevables les pièces litigieuses, après avoir relevé que celles-ci constituent des transcriptions d’enregistrements clandestins des entretiens des 28 septembre et 7 octobre 2016, l’arrêt retient qu’ayant été obtenues par un procédé déloyal, elles doivent être écartées des débats.

14. En statuant ainsi, la cour d’appel, à qui il appartenait de procéder au contrôle de proportionnalité tel qu’énoncé au paragraphe 12, a violé les textes susvisés.

 

Pour aller plus loin sur la discrimination salariale et le droit de la preuve :