Motifs économiques de licenciement et crise sanitaire : Quel contrôle du juge prud’homal ?

 

En cette période de crise sanitaire et économique, les difficultés rencontrées par les entreprises pourraient conduire ces dernières à envisager de procéder à des licenciements pour motifs économiques.

 

Les vagues de licenciements économiques liées au Covid se multiplient et , selon l’Unédic, d’autres menacent des milliers de salariés. Force majeure, difficultés économiques, réorganisation de l’entreprise…

 

Pour éviter une potentielle vague de licenciements, le recours au dispositif de l’activité partielle a été quasi-généralisé.

Il s’agit ainsi, pour reprendre l’article 11 de la loi du 23 mars 2020 n° 2020-290 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 de « limiter les ruptures des contrats de travail et d’atténuer les effets de la baisse d’activité, en facilitant et en renforçant le recours à l’activité partielle pour toutes les entreprises quelle que soit leur taille ».

 

Malgré cette volonté de prévenir la rupture de nombreux contrats de travail, pas une seule disposition depuis le début de la crise n’est venue modifier le cadre du licenciement pour motif économique.

 

Avec la progressive reprise de l’activité économique post-confinement, le recours à l’activité partielle est encore largement admis mais ne pourra pas être infini et les employeurs devront bientôt assumer seuls (sans aide étatique) le paiement des salaires.

 

Et cette reprise en charge complète du paiement des salaires par l’employeur, couplée à une conjoncture économique défavorable, pourrait accroitre les difficultés économiques de certaines entreprises, et les pousser à envisager de procéder à des licenciements.

 

Dans une telle hypothèse : les entreprises peuvent-elles valablement envisager le licenciement pour motif économique ? Le salarié peut-il efficacement contester un tel licenciement ?

 

Pour tenter d’y répondre, il conviendra donc d’envisager les différentes causes pouvant être invoqués pour justifier un licenciement pour motif économique, au regard du contexte sanitaire et économique actuel.

 

 

 

I/ L’incompatibilité totale entre rupture de période d’essai et licenciement pour motif économique

 

A titre liminaire, il semble important de rappeler que la rupture du contrat d’un salarié en période d’essai ne peut jamais être fondée sur un motif économique.

 

En effet, la période d’essai permet à l’employeur « d’évaluer les compétences du salarié dans son travail » (C. trav. Art. L. 1221-20). Dès lors, la rupture de la période d’essai par l’employeur doit reposer sur l’appréciation des qualités professionnelles du salarié.

 

Dans le cas contraire, la rupture doit être considérée comme abusive et le salarié est fondé à solliciter des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi. (Cass. soc. 10 décembre 2008, n°07-42.445).

 

Puisqu’il s’agit d’une rupture abusive de période d’essai, et non d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, l’application des barèmes « Macron » (L. 1235-3 C. trav) est écartée et le salarié peut solliciter la réparation de son entier préjudice, à condition de le justifier, sans plafond ni plancher.

 

II/ Les motifs économiques de licenciement

 

Les causes de licenciement pour motif économique sont prévues par l’article L. 1233-3 du Code du travail.

Cet article pose 4 causes (même si cette liste n’est pas limitative) :

  • Des difficultés économiques
  • Des mutations technologiques
  • Une réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité
  • La cessation d’activité de l’entreprise

 

Les mutations technologiques ne seront pas abordées, ne nécessitant pas de développement particulier au regard du contexte sanitaire actuel.

 

 

                A/ Les difficultés économiques (stricto sensu)

 

« 1° A des difficultés économiques caractérisées soit par l’évolution significative d’au moins un indicateur économique tel qu’une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires, des pertes d’exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l’excédent brut d’exploitation, soit par tout autre élément de nature à justifier de ces difficultés.

Une baisse significative des commandes ou du chiffre d’affaires est constituée dès lors que la durée de cette baisse est, en comparaison avec la même période de l’année précédente, au moins égale à :

  1. a) Un trimestre pour une entreprise de moins de onze salariés ;
  2. b) Deux trimestres consécutifs pour une entreprise d’au moins onze salariés et de moins de cinquante salariés ;
  3. c) Trois trimestres consécutifs pour une entreprise d’au moins cinquante salariés et de moins de trois cents salariés ;
  4. d) Quatre trimestres consécutifs pour une entreprise de trois cents salariés et plus ; »

 

 

 1/ Les difficultés économiques appréciées au regard de leur durée : la baisse des commandes ou du chiffre d’affaires

 

La durée nécessaire de cette baisse est précisée s’agissant des commandes ou du chiffre d’affaires : elle est considérée comme significative dès lors qu’elle dure, en comparaison avec la même période de l’année précédente, au minimum :

– un trimestre pour une entreprise de moins de 11 salariés ;

– deux trimestres consécutifs pour une entreprise d’au moins 11 salariés et de moins de 50 salariés ;

– trois trimestres consécutifs pour une entreprise d’au moins 50 salariés et de moins de 300 salariés ;

– quatre trimestres consécutifs pour une entreprise de 300 salariés et plus

 

 

Date d’appréciation des difficultés économiques :

Selon la Cour de cassation, c’est à la date de la rupture du contrat que doit s’apprécier la cause du licenciement (Cass. soc., 26 mars 2002, n°00-40.898). C’est à la date de notification du licenciement que doivent donc être constatées les difficultés invoquées par l’employeur.

Dans le contexte économique actuel, le ralentissement va nécessairement conduire à une baisse de commande et/ou de chiffre d’affaires.

Le texte suggère que la baisse sera significative (pour justifier un licenciement pour motif économique) au regard de la seule durée des difficultés.

1 trimestre pour moins de 11 salariés : en comparaison avec l’année dernière, le critère semble rempli de manière quasi automatique pour de nombreuses entreprises.

Dès lors, à s’en tenir à une lecture stricte du texte, la quasi-totalité des entreprises de moins de 11 salariés pourrait valablement procéder à un licenciement pour motif économique au sortir de la crise sanitaire (en comparant la baisse du chiffre d’affaires ou des commandes du trimestre mars-avril-mai 2020 avec le même trimestre en 2019).

 

Il est cependant tentant de soutenir qu’une telle lecture n’est pas satisfaisante, puisque ne prenant totalement en compte la santé financière de l’entreprise.

 

En effet, pour les commerces non essentiels fermés depuis la mi-mars, la baisse du chiffre d’affaires et des commandes est automatique.

Cependant de nombreux dispositifs d’aides ont été mis en place précisément pour faire face à la baisse de ces indicateurs : prise en charge des salaires par l’Etat dans le cadre de l’activité partielle ; report des loyers et des charges ; prêts garantis par l’Etat.

 

Dès lors, il s’agirait de convaincre le juge prud’homal que la baisse de ces indicateurs ne suffit pas à elle-seule à démontrer des difficultés économiques, et qu’une appréciation plus globale de la santé financière de l’entreprise est préférable.

 

Il s’agit finalement de redonner un pouvoir d’appréciation au juge, de forcer une interprétation à la limite du contra legem en démontrant que ces licenciements ne sont bien-fondés que dès lors que les difficultés économiques sont réelles, et non seulement au regard d’une grille d’indicateurs établie bien avant la survenance d’une telle crise sanitaire.

 

Néanmoins, une telle lecture n’a que peu de chance d’aboutir si l’on s’en tient strictement à la lettre de la loi.

 

S’agissant des entreprises de plus grande dimension, ce sont 2, 3 ou 4 trimestres (en fonction des effectifs) qui sont pris en compte dans l’évolution des indicateurs (chiffre d’affaires et commandes). Cela repousse nécessairement la date des licenciements envisagés, afin que comparaison puisse se faire.

 

Et la même remarque relative au pouvoir d’appréciation du juge sur la réalité des difficultés économiques pourrait s’appliquer à ces entreprises dès lors qu’elles seraient tentées de procéder à des licenciements fondés sur ce type de difficultés économiques.

 

                               2/ Les difficultés économiques appréciées au regard de leur intensité :

 

S’agissant des difficultés économiques basées sur les indicateurs suivants : « pertes d’exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l’excédent brut d’exploitation, soit par tout autre élément de nature à justifier de ces difficultés ».

 

Le standard d’appréciation de ces difficultés est leur « évolution significative », ce qui renvoie ici à l’intensité des évolutions subies par l’entreprise.

 

A la différence de la baisse des commandes ou du chiffre d’affaires, le texte ne prévoit aucun chiffrage permettant d’évaluer l’évolution de ces indicateurs. Il reviendra alors au juge d’apprécier souverainement « l’évolution significative ».

 

Dès lors, le licenciement pour motif économique fondé sur une dégradation de trésorerie pourrait se voir invalidé.

Le juge pourrait dans certains cas considérer que cette dégradation de la trésorerie ne serait pas suffisante pour justifier de difficultés économiques au regard du soutien étatique au maintien du chiffre d’affaires et aux prêts garantis par l’Etat.

En conséquence, le licenciement serait privé de cause réelle et sérieuse et le salarié pourrait solliciter le versement de dommages et intérêts.

 

Par ailleurs, se pose la question de l’impact des mesures de soutien aux entreprises sur la justification du  motif économique.

Certaines auront bénéficié des différents mécanismes d’activité partielle ou d’un prêt garanti par l’Etat (PGE).

Bien que les juges ne puissent être juges de l’opportunité des décisions de gestion de l’employeur, comment ces mesures exceptionnelles seront-elles être prises en compte dans l’analyse du motif économique ? Les Tribunaux devront se prononcer.

 

                B/ La réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité

 

La réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité ou à celle d’un de ses secteurs d’activité, fait partie de la liste légale des causes licenciement économique prévue à l’article L.1233-3 du Code du travail.

 

La réorganisation destinée à sauvegarder la compétitivité n’implique pas nécessairement l’existence de difficultés économiques actuelles (qui suffiraient d’ailleurs à elles seules à justifier les licenciements).

 

Elle implique l’existence d’une menace sur la compétitivité de l’entreprise ou du secteur d’activité du groupe nécessitant une anticipation des risques et, le cas échéant, des difficultés à venir.

 

Dans le contexte sanitaire et économique actuel, de nombreuses entreprises vont se questionner sur l’adaptation de leurs structures à l’évolution du marché. La question de la relocalisation de la production suite à la crise pourrait dans certains cas conduire à une « réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité ».

 

Dans cette hypothèse, cette cause de licenciement pour motif économique semble potentiellement invocable pour justifier la rupture du contrat de travail.

 

Néanmoins, pour valablement procéder à un licenciement économique fondé sur cette cause, l’employeur doit identifier la menace sur la compétitivité, et donc démontrer sa réalité devant le juge en cas de contentieux. La Cour de cassation exige la démonstration d’un risque grave.

 

Pour exemple, est considéré comme bien-fondé le licenciement justifié par :

  • la réorganisation pour prévenir des difficultés économiques à venir liée à la chute des ouvertures de chantiers et de la nette diminution des dossiers à prévoir pour les mois suivants (Cass. soc., 19 juin 2013, no 12-13.245) ;
  • la réorganisation décidée à la suite du constat d’une baisse très sensible du volume de production et de pertes importantes (Cass. soc., 28 oct. 2015, n°14-12.590).

 

A l’inverse, la jurisprudence a invalidé, faute d’être justifiés par la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise, les licenciements fondés sur les motifs suivants :

  • la réorganisation de l’entreprise destinée à améliorer les marges (Cass. soc., 13 sept. 2006, n°05-41.665)
  • la volonté de remettre en cause un système de rémunération jugé trop favorable aux salariés et avec le désir d’augmenter les profits (Cass. soc., 30 nov. 2011, n°09-43.183)

 

En conséquence, dans le contexte actuel post-confinement, la mise en oeuvre d’un tel licenciement pour motif économique laisse une marge d’appréciation significative au juge prud’homal pour apprécier la réalité et la gravité de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise.

 

Et cette marge d’appréciation du juge nous semble source de potentielles contestations de ces licenciements.

 

NB : Ce critère de licenciement semble devoir être écarté pour les entités non concurrentielles, et notamment les associations (en ce sens : Cass. soc. 17 octobre 2006, n°04-43.201).

 

 

                C/ La cessation d’activité

 

De nombreuses entreprises ont été contraintes de stopper leur activité, par application de l’arrêté du 15 mars 2020, car considérées comme des commerces non indispensables et essentiels.

 

Dès lors, certains employeurs pourraient être tentés de voir dans cette cessation d’activité un élément justifiant la mise en oeuvre de licenciements pour motif économique.

 

Ceci serait une erreur, la jurisprudence exigeant que soit démontré le caractère complet de la cessation d’activité. Ainsi, la fermeture temporaire d’une entreprise, même si elle dure plusieurs mois, ne constitue pas une cause de licenciement pour motif économique (Cass. soc., 15 oct. 2002, n°01-46.240 : à propos d’une fermeture temporaire de l’entreprise pour travaux).

 

Une cessation partielle d’activité ne constitue donc pas, à elle-seule, une cause économique de licenciement.

C’est ce qu’a rappelé récemment la Haute juridiction :

 

« Mais attendu que seule une cessation complète de l’activité de l’employeur peut constituer en elle-même une cause économique de licenciement, quand elle n’est pas due à une faute ou à une légèreté blâmable de ce dernier ; qu’une cessation partielle de l’activité de l’entreprise ne justifie un licenciement économique qu’en cas de difficultés économiques, de mutation technologique ou de réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité (…) »

(Cass. soc. 23 mars 2017, n°15-21.183.)

 

Un salarié licencié pour motif économique sur le fondement de la cessation d’activité pendant la période de confinement est donc bien-fondé à contester son licenciement, et à solliciter une indemnisation en réparation de cette perte d’emploi injustifiée.

 

 

 Licenciement économique : Quel recours ?

 

Il semble que les licenciements pour motif économique fondés sur le critère des difficultés économiques soient plus « sécurisables » juridiquement, autrement dit moins contestables du point de vue des salariés licenciés, dès lors que la dégradation des indicateurs posés par le texte est constatée au jour du licenciement.

 

Néanmoins, les indicateurs non-chiffrés (pertes d’exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l’excédent brut d’exploitation, soit par tout autre élément de nature à justifier de ces difficultés) laissent une plus grande marge d’appréciation au juge, et donc une incertitude plus forte, constituant ainsi une potentielle source de contentieux.

 

Cette dernière remarque s’applique enfin aux licenciements fondés sur le critère de la « réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité ».

 

Il sera bien évidemment possible  pour les salariés de contester le licenciement lorsqu’on estime qu’un employeur a profité du Covid-19 pour licencier de façon abusive.

 

Il faut dès lors être en mesure de prouver l’absence du motif économique .

 

Ce ne sera pas très aisé  mais il faut rassembler des preuves : faire attester les commerciaux sur les nouvelles commandes, récupérer les chiffres et indicateurs économiques de l’entreprise qui montreraient l’augmentation des ventes.

 

Les salariés ont un an à dater du jour de licenciement pour saisir les prud’hommes.

 

Article co-ecrit avec Clément Lalmanach